Insensiblement, le paysage se fait moins intimiste. Les espaces se sont agrandis. Même sans le taureau Domecq, ça sent bien, ça sent bon l´Espagne. Les routes ont changé, depuis mon adolescence! Fini les pistes poussiéreuses, les nids-de-poules, les renversants virages, les infinis oú nous naviguions, perdus sous un soleil de plomb, sans la moindre indication. Sans doute aussi, balayés les tascas chaulées, vin blanc et jamon serrano, silencieux paysans aux ongles noirs. Postes á essence. Le Coca rêgne sur fond rouge et néon. Je suppose, á l´intérieur, des frites et hamburguers surgelés. C´est, nous le constaterons bientôt, encore un préjugé qui ne coûte rien et ne résistera pas au premier arrêt-pipi.
Suivons les pilônes de métal et leurs guirlandes de fils. Évitons les lieux communs oú il est question de portées musicales. Je somnole pendant que mes compagnons bavardent dans la chaleur sèche de cette fin d´aprés-midi. Ma copine a une fixation sur les cigognes. C´est d´ailleurs un peu ce qui nous a rapprochés, au siècle dernier, en Kabylie. C´est aujourd´hui ce qui va peut-être nous valoir un accident, car sur presque tous les pilônes trônent d´immenses nids et Claudine gesticule en lâchant le volant. Non seulement maizencore le gouvernement espagnol a décidé de planter le long de la route de bizarres portes-nids métalliques de science-fiction, rapidement adoptés par ces longs oiseaux frileux. Je pense á mon enfance, aux minarets du Maroc, aux vieux emparts du Chellah. Je pense á ma vie ponctuée de cigognes, mais aussi de plages, de palmiers, de jasmin, de gãteaux trop sucrés. Je re-somnole.
Tout á coup, exclamations !
Au-delá du grand et aristocratique portail blanc fignolé de rehauts rouge sang d´une finca, portail que nous osons pousser discrètement, des dizaines de vieux oliviers tourmentés par les siècles sont autant de reposoirs pour une foule de cigognes. Elles tournent dans la lumière finissante, pesanment, se posent au bord des nids ou marchent á pas mesurés dans l´allée centrale, tels de paisibles propriétaires terriens en tenue de mariage, discutant, mains dans le dos, cueillettes et rapports.
Nous avançons sans bruit, bras collés au corps. Buenas noches ! Nous sommes des amis, nous ne voulons pas vous déranger. Faites comme si nous n´existions pas. Parfois deux ou trois oiseaux s´envolent, dessinant paresseusement un nouveau cercle dans le ciel rose et atérrissent quelques mètres plus loin. Moins par peur que pour dire Vous ne nous interessez pas. Gardez vos distances!
Est-ce ici le grand congrés sorti de l´imagination d´une Selma Lagerloff ibérique ? Ou vont-elles enfin se révolter contre l´envahisseur de leurs espaces, remake de Hitchcock ?
Longtemps trois bipèdes qui ne savent voler que dans leurs désirs réprimés, longtemps restent imobiles, jusqu´á ce que la nuit les chasse vers leurs semblables. Silencieuse, la voiture nous emporte, poursuivie par le claquemnent agacé de cent becs rassurant leurs enfants. N´ayez pas peur, seulement des touristes un peu niais, mais pas dangereux. Ils n´ont même pas pris de photos...
Caceres nous attend. Connaissez-vous Caceres ?
Dimitri Ganzelevitch Salvador, 12 Avril 2003.
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